LES HUITS FONCTIONS PSYCHOLOGIQUES

LES HUITS FONCTIONS PSYCHOLOGIQUES

« Pensons à ces fonctions en tant que quatre modes d’organiser et de souffrir la vie » (Hillman, 1986)

INTRODUCTION

Avec la publication en 1920 des Types psychologiques[1], l’un des ouvrages pilier du corpus jungien, le psychiatre suisse nous présente un modèle dans lequel sont identifiées deux orientations de la conscience, extraversion et introversion, ainsi que quatre fonctions plus ou moins disponibles au moi conscient. Ces deux orientations et les quatre modes de fonctionnement mis ensemble produisent un schéma de huit types de personnalité selon ce qui va être considéré comme la fonction principale. Chaque type présente quatre pôles : les quatre fonctions dans une hiérarchie selon le degré dits de différentiation.

Depuis, le modèle des Types psychologiques a été vulgarisé et a donné lieu à divers modèles dérivés et tests de personnalité. Comme le dit l’analyste et didacticien jungien John Beebe, dont le modèle élargi est présenté ici, « nous l’avons perdu dans le collectif » [2],  et quelque part il semblerait être devenu un simple schéma permettant une classification des individus, une caractérologie à qui l’on peut reprocher ses raccourcis et ses généralisations.

Or, telle n’était pas la finalité de son créateur. Dans sa préface de 1934, Jung souligne que le lecteur avisé ne se contentera pas d’aller directement au Chapitre X de l’ouvrage – intitulé Description générale des types – car cela « ne servirait que l’objectif futile de coller des étiquettes sur les individus »[3] mai s’attardera, au contraire, sur les chapitres précédents où sont déployées la méthode et la matière empirique. De chapitre en chapitre dans ce livre d’une grande richesse et complexité, Jung nous guide à travers son processus d’élaboration de ce qu’il qualifie d’une « psychologie critique » où grâce à l’étude minutieuse, et remarquable en termes de profondeur et perspicacité, de certains traités philosophiques, mythes et œuvres littéraires et poétiques, il repère et distingue chez les auteurs et/ou chez les personnages mythiques des attitudes dites typiques. Sa théorisation sur les types psychologiques doit surtout, nous dit-il, servir pour « trier le matériau empirique »[4] qui émerge, par exemple, lors d’une analyse.

Rappelons-nous qu’il s’agit de la première publication de Jung à la sortie de sa crise post-rupture d’avec Freud. Jusque-là, son travail le plus connu était celui sur les complexes, théorisation issue d’expériences menées par Jung le psychiatre, fin clinicien observateur, et qui lui permirent de conclure à l’importance de ce qui git dans les tréfonds des couches inconscientes du psychisme. Sa théorie des complexes lui avait valu admiration et renommée dans les cercles de la psychanalyse freudienne de l’époque. Le maître lui-même avait accueilli la notion de complexe à bras et cœur ouverts, puisqu’elle validait ses propres propositions sur un inconscient pulsionnel et refoulé.

Suite au cheminement qui mena Jung au constat qu’il ne pouvait pas suivre Freud car ses expériences personnelles et cliniques l’amenaient à considérer la psyché tout autrement, et à la rupture violente d’avec le maître qui en suivit, Jung traversa une longue période de crise décrite dans ses mémoires et vécue sous forme d’une profonde introspection et auto-analyse. Il paraît naturel que de cette épreuve devait surgir un Jung transformé et ayant abouti à une épistémologie nouvelle et singulière, l’ancienne étant en adéquation avec celle de l’ancienne école. La trajectoire intérieure qu’il avait vécue, sa confrontation avec ses propres entités inconscientes ne pouvaient que profondement impacter son attitude face au psychisme. Cette fois-ci il avait à la fois cu et observé, ce qui allait induire chez lui une attitude religieuse à l’égard de la psyché : il allait désormais s’agir de reconnaître que celle-ci s’exprime et demande à être accueillie, honorée, analysée, engagée dialectiquement.

Est à remarquer que le titre originel de la version anglaise du livre est « Psychological Types ou Psychology of Individuation », que le modèle qu’y est présenté est un modèle quaternaire donc mandalique et que Jung nous invite à le considérer comme une boussole qui oriente le moi en quête de croissance, « qui organise des possibilités de conscience »[5] et donc, comme une cartographie d’un cheminement vers l’individuation. En effet, la finalité n’était pas celle de créer une classification mais plutôt celle de guider l’homme désireux d’une conscience élargie le long d’une trajectoire circulaire au quatre pôles, trajectoire vers un centre, vers l’individuation.

Il s’agit « d’une psychologie du conscient » certes, délinéant les « différentes attitudes que la personnalité consciente peut adopter envers le monde » [6]. Cela raconte comment un moi émergeant s’organise et s’adapte face à la réalité, un processus qui reflète des tendances innées « pour s’orienter envers le monde, celui du dedans ainsi que celui du dehors »[7]. Une fonction/attitude en particulier sera préférée aux autres, et c’est à travers cette fonction préférée que l’individu se vit et que les autres le perçoivent principalement. En revanche, les autres fonctions sont potentiellement disponibles au moi bien que moins exercées et moins conscientisées ou littéralement inconscientes ; ainsi, dans son ensemble, elles complètent l’image, à la manière d’un mandala, et constellent la totalité psychique.

La question importante n’est pas « quel est mon type ? » mais plutôt « comment les huit fonctions prennent vie à l’intérieur de moi ? [8]» .

 

LE MODELE

Jung commence par reconnaitre deux grandes catégories d’après ce qu’il qualifie d’attitudes, notamment les extravertis et les introvertis. Ensuite, à l’intérieur de chacune de ces deux attitudes, il identifie quatre fonctions ou manières d’appréhender la vie avec l’idée de reconnaitre pour chaque individu, la fonction privilégiée par le moi conscient pour « s’adapter [et] s’orienter »[9]. Ces quatre fonctions comprennent deux fonctions dites de jugement ou rationnelles – pensée et sentiment – et deux dites de perception ou irrationnelles – la sensation et l’intuition. La fonction prédominante ou principale et les fonctions auxiliaires qui en découlent déterminent ainsi le type psychologique de la personne avec une alternance en termes de l’orientation qui est, on le rappelle, introvertie ou extravertie. Ceci aboutit en tout à huit types puisque chacun de quatre types se décline en une des deux attitudes.

Ce modèle permet d’abord d’analyser et de comprendre comment fonctionne chaque type et c’est ce que fait Jung dans les chapitres consacrés aux définitions générales en mettant l’accent sur la problématique posée d’un côté, par l’unilatéralité de la fonction dite supérieure, et de l’autre côté, par la ou les fonctions considérées comme inférieures car beaucoup moins conscientes, et donc autonomes, infantiles, non-adaptées, etc.

Le modèle ouvre également sur la possibilité de comparer les types de personnalité, d’essayer de comprendre comment ils interagissent pour ainsi évoquer les possibilités de croissance à l’intérieur de relations où la dynamique des fonctions s’élucide à la fois en termes de projections (des fonctions inférieures), de complémentarité, voire de graves incompatibilités.

A un niveau plus personnel, une fois le type établi grâce à l’identification de l’orientation et de la fonction supérieure, ce modèle aboutit à une cartographie des fonctions pour chaque individu. C’est dans ce contexte que le travail du didacticien et conférencier jungien américain John Beebe devient un apport riche en ramifications et permet une application pragmatique des Types dans la clinique. En effet, John Beebe non seulement élargit ce que j’appelle la cartographie typologique de quatre à huit fonctions, mais il met en lien les fonctions, selon leur position dans la carte typologique (ou mandala), avec complexes et archétypes.

Cette manière d’inclure les huit fonctions pour un individu, quatre dans le devant de la scène et quatre dans l’ombre, chacune étant portée par un archétype spécifique, offre une méthode efficace pour identifier et travailler de manière plus précise le problème du type. Plus profondément, ceci ramène davantage le modèle jungien des types psychologiques à sa dimension dynamique, symbolique et individuante.

 

VERS UNE CARTOGRAPHIE TYPOLOGIQUE

Définissons d’abord la fonction principale ou préférée comme celle qui constitue le mode habituel d’agir, une manière d’être et de se comporter qui est relativement unifiée et cohérente. Elle est très apte, en suffisante adéquation avec le réel et contrôlée par le moi conscient.

Il en découle que les fonctions restantes seront moins habituelles, moins exercées par le moi conscient, reléguées à des couches moins conscientes de la personnalité allant jusqu’à la fonction inférieure, celle qui est opposée à la fonction principale et qui possède les caractéristiques d’infantilisme et d’archaïsme d’un complexe parfaitement inconscient, indifférencié et autonome. Entre la fonction différenciée et la fonction inconsciente, se déploient deux fonctions dites auxiliaires dans un ordre elles aussi, une étant la fonction secondaire, plus différenciée et disponible au moi que la dite troisième fonction, qui tout en étant plus différenciée que la toute dernière, reste néanmoins assez inconsciente et peu maitrisée.

Ainsi s’établit une quaternité basée sur un ordre qui alterne extraversion et introversion d’un côté, jugement (les fonctions rationnelles) et perception (les fonctions irrationnelles) de l’autre.

Cette typologie d’une portée si conséquente en termes de développement de la conscience, puisqu’elle propose une feuille de route qui mènerait à différencier les trois fonctions non-prédominantes, inspira des nombreux approfondissements et variations. Marie Louise Von Franz, dans une série de conférences à l’Institut Jung de Zurich en 1961, allait mettre l’accent sur l’importance de la quatrième fonction comme porte d’entrée à l’inconscient (voir discussion sur la fonction inférieure ci-dessous), et d’autres jungiens et non-jungiens ont proposé diverses approches pour approfondir et surtout pour appliquer ce modèle. L’exemple le plus célèbre étant le MBTI, méthode créée par le duo mère-fille Isabel Briggs Meyer et Katherine Cook Briggs.

Dans les années 80 et 90, ce fut le jungien John Beebe qui poussa le modèle plus loin tout en restant dans un contexte psychanalytique. En effet, le modèle quaternaire de Jung devient chez Beebe celui d’une double quaternité, dont la deuxième se situe dans l’ombre de la première, avec la même alternance mais dans les attitudes opposées. Dans son ouvrage, Energies and Patterns in Psychological Type : The Reservoir of Consciousness, Beebe dit s’être inspiré par le postulat de Marie Louise Von Franz qui trouvait que les incompatibilités les plus marquées s’avèrent chez deux individus dont les fonctions principales étaient les versions extraverties et introverties de la même fonction.[10]

De plus, un archétype porteur de chacune des huit fonctions selon sa position au sein des deux quaternités est proposé par ce clinicien dont les travaux sur les Types sont basés sur des années de recherches et sur une riche et longue expérience clinique.

 

LA FONCTION INFERIEURE, chemin d’individuation

Avant de s’attarder sur le modèle à-huit-fonctions de John Beebe, un mot sur la fonction inférieure.

Adoptant l’approche typiquement jungienne qui consiste à voir dans le psychisme des paires d’opposés et à attribuer à l’inconscient une fonction compensatrice, si la fonction principale est apte et adaptée à la vie et parfaitement disponible au moi conscient, la fonction opposée, dite inférieure, ne peut qu’être très inapte et peu disponible au moi conscient pour les choses de la vie courante. En contraste, il suit que c’est cette fonction indifférenciée qui va s’avérer la plus habilitée à la confrontation de son propre inconscient puisqu’elle y est en quelque sorte. D’où son importance en termes de cheminement intérieur.

La fonction inférieure est en effet infantile, émotive, maladroite, source de honte et d’un sentiment d’infériorité. Souvent elle brille par son absence ; inconsciente, elle peut surgir soudainement et excessivement et pilotée soit par un complexe ou par anima/animus (voir plus bas, la fonction inférieure et ses archétypes). Quoi qu’il en soit, elle est lente et ne possède que peu de capacités d’adaptation à la vie extérieure ; cependant, elle oblige le moi, nous dit l’analyste et didacticien Murray Stein, à travers les émotions et idées farfelues qu’elle suscite, à se confronter et « à s’adapter à la partie cachée de la personnalité, à l’inconscient »[11].

Marie Louise Von Franz la présente comme la fonction qui se comporte à la manière d’un « bouffon divin » ou « héros idiot » des contes de fée, personnage qui est néanmoins appelé « le plus souvent à réaliser la plus grande des tâches ». Elle ajoute qu’il s’agit de « la partie méprisée, dédaignée de la personnalité, la partie ridicule et inadaptée, mais aussi celle qui construit la relation avec l’inconscient et par conséquent détient la clé secrète de la totalité inconsciente de l’individu »[12].

Ainsi, cette fonction qui s’avère certes inconsciente et quasiment indisponible au moi, reste néanmoins potentiellement accessible à la conscience devenant le pont indispensable qui relie la conscience vers la partie « autre » de soi-même.

Toujours à propos de fonction inférieure, dans les définitions en fin d’ouvrage des Types, Jung définit l’anima(et par extension cela s’applique à l’animus pour les femmes) comme l’archétype de l’âme, par excellence la contrepartie inconsciente à l’attitude consciente, autrement dit, l’attitude intérieure toute en contraste à l’attitude extérieure[13], un contraste qui va jusqu’à se décliner dans l’opposition masculin/féminin. Ayant établi que l’attitude consciente se déploie autour d’un centre, le moi, et que c’est ce moi qui se charge de l’adaptation au monde grâce surtout à une fonction psychologique habituelle, ce même moi peut être rapproché d’un autre archétype, celui de la persona [14]. En effet, le moi à tendance à se constituer une identité à travers des rôles socialement acceptables et performants. Il suit que la fonction principale sera celle qui est le plus souvent impliquée dans la (ou les) persona(s) adoptée(s) par la personnalité consciente alors que réciproquement, la fonction inférieure, sera en quelque sorte le siège de la contrepartie du moi, c’est à dire animus/anima. Ainsi, en voulant illustrer la qualité compensatrice de l’anima, Jung donne cet exemple : « si la persona est intellectuelle, l’anima sera quasi certainement sentimentale »[15], opposition qui éclaire le fait que la fonction principale peut être reliée à la persona tandis que la fonction inférieure, très inconsciente et indisponible au moi, appartient au domaine psychique de ces archétypes qui sont anima et animus.

 

LES HUIT FONCTIONS ET LEURS ARCHETYPES

Nous voilà donc dans une première correspondance entre les fonctions et des archétypes spécifiques. Dans l’exemple cité par Jung ci-dessus, la fonction principale semble être associée à la persona tandis que la fonction inférieure est celle dont s’empare l’archétype d’anima/animus.

John Beebe, grâce à ses observations lors de sa propre expérience personnelle ainsi que des années d’exercice clinique, élargit et apporte une dimension archétypique non seulement à la première et à la quatrième fonction, mais également à chaque position dans la hiérarchie des fonctions.

« Les quatre fonctions sont amenées à la conscience à travers l’énergie dynamique d’archétypes particuliers » [16]. Est proposé un modèle de huit fonctions chacune « portée » par un archétype : « une bonne partie de leur fonctionnement, même lorsqu’elles sont devenues conscientes – c’est à dire, disponibles à moi comme moyens de percevoir et cerner la réalité – continue à refléter le comportement caractéristique de ces archétypes » [17]. Ce modèle élargi et enrichi nous permet d’approfondir notre vision des fonctions psychologiques et de comment elles agissent en tentant de parvenir à la conscience.

Pour Beebe, la fonction principale devient alors celle qui est régie par le héros, ou l’héroïne pour les femmes. Sans contredire l’idée de la persona, Beebe préfère parler d’un comportement héroïque chez la fonction prédominante. Les archétypes du père (pour les hommes) et de la mère (pour les femmes) régulent la deuxième fonction ou fonction auxiliaire. Puer/puella portent la troisième fonction tandis que, comme nous l’avons déjà vu, animus/anima règnent sur la quatrième. Dans ses mots : « derrière chaque position typologique dans le déploiement du conscient est impliqué un archétype qui nous guide vers [une manière d]’être héroïque, parentale, voire puérile et contrasexuelle, en tant que processus nous rendant capables de devenir conscients de nous-mêmes et du monde qui nous entoure »[18].

Dans le versant « ombre » de son modèle élargi, une personnalité antagoniste sabote systématiquement les entreprises du moi par le biais de la première fonction dans l’attitude opposée (si la fonction principale est introvertie, la même fonction dans le versant extraverti est dite « dans l’ombre »). A travers la deuxième fonction de l’ombre, le senex ou la sorcière humilient et empoisonnent tandis que le tricster fait des siennes avec la troisième fonction de l’ombre. De façon très intéressante, Beebe trouve un daemon, ou personnalité démoniaque, dans la fonction inférieure d’attitude opposée.                      

Brièvement expliqué, ces archétypes porteurs des différentes fonctions vont déterminer la manière dont opèrent et se comportent les fonctions sous leur tutelle.

Il est facile de reconnaitre le caractère héroïque de la première fonction, celle qui est toujours là, prête à se battre et à franchir les obstacles sans se poser de question. Par sa fonction principale, la personne se sent performante, productive et aidante, elle a le sens d’avoir un but, d’avoir des choses à accomplir, d’être le ou la protagoniste de sa vie. Le personnage qui l’incarne dans nos rêves aura tendance à être « héroïque et grandiose ».[19] La fonction qui se trouve dans l’ombre de la fonction principale, quant à elle, au lieu d’être héroïque est au contraire, saboteuse. Ainsi, la même fonction qui est habituelle et performante dans une attitude particulière, devient antagoniste et contreproductive dans l’attitude opposée. Si la fonction principale sait comment faire et où aller, cette fonction s’oppose, crée des perturbations, génère confusion et sabotage.

La deuxième fonction, dite auxiliaire ou secondaire, adopte les traits de personnalité d’un parent, père bienveillant et bon pédagogue, ou mère couvrante et protectrice. Ainsi, l’individu se vit comme un bon parent à travers sa deuxième fonction qui n’aura pas l’énergie aventurière et conquérante de la première, mais une attitude plus réservée et tentative, tout en étant suffisamment confiante dans ses capacités de faire, de transmettre ou de prendre soin. Dans l’ombre, la fonction auxiliaire d’attitude inverse est un mauvais parent : soit un senex humiliant et rabat joie, soit une sorcière qui empoisonne ou ensorcèle au lieu de nourrir et d’abriter.

La troisième fonction, plus proche du côté infantile et inadapté des fonctions dites inférieures se comporte de manière juvénile, mêlant innocence et légèreté à de la créativité et à un gout pour l’exploration et le jeu. Un comportement parfois irrévérencieux et volatile génère néanmoins de l’inventivité et de la curiosité. Dans l’attitude inverse, la troisième fonction est portée par le tricster, un puer diablotin, faiseur de trouble, tricheur et transgressif, très insaisissable.

Quant à la quatrième fonction, celle où siègent anima/animus, il y a à dire que d’un côté les humeurs chez les hommes et les rigidités chez les femmes y trouvent une vitrine parfaite. De l’autre côté, comme nous le rappelle Marie Louise Von Franz, ce sont nos quatrièmes fonctions qui deviennent le pont vers l’inconscient, qui ouvrent la porte au vaste domaine de la partie inconnue de notre propre psychisme. Psychopompe ou anima-guide, l’archétype contrasexuel s’incarne dans notre rapport à notre propre intériorité et dans la sphère de notre fonction inférieure. Du côté de la même fonction dans l’attitude opposée, cette quatrième fonction reste inféodée à l’archétype contrasexuel, mais de manière encore plus problématique, quasi démoniaque ; il s’agit en effet de littéralement une descente aux enfers, zone de trouble maximal et de tourment. Mais le caractère daemonïaque de cette fonction, lui accorde également son potentiel de remède, un daemon après tout est un médiateur entre le monde et ce qui le transcende.

Illustration graphique du modèle élargi de John Beebe :

QUELQUES RAPPELS [20]

LES DEUX ATTITUDES : EXTRAVERSION et INTROVERSION

Dans l’extraversion, ce qui oriente est l’expérience objective, que ce soit par rapport à un autre ou à une situation extérieure. Un extraverti est quelqu’un pour qui habituellement « [les] décisions et les actes sont déterminés non pas par une vue subjective mais par les conditions objectives »[21].

Cela ne veut pas dire que l’extraverti ne possède pas une vue subjective des choses, mais c’est le facteur objectif, la réalité externe observée, perçue ou ressentie qui est valorisée davantage dans le processus d’adaptation. Un extraverti peut, par ce fait, s’aligner facilement aux normes et conventions, aux attentes, à son entourage ; sur le plan moral, il se trouve facilement en adéquation avec les standards de son milieu et de son époque, une normalité qui aura la vertu de lui faciliter la vie.

Néanmoins, d’après Jung, ceci est la limite de l’extraverti. Suivant la distinction qu’il propose entre cet alignement aux conventions du moment et une adaptation plus complète à ce qu’il appelle « des lois plus universelles que les conditions immédiates du lieu et du moment » [22] , l’extraverti risque de négliger les principes ou facteurs plus profonds de son être, ceux qui s’expriment au-delà de ce qui est apparent et facilement observable dans un contexte social, familial ou professionnel précis.

A l’extrême, l’extraverti est trop influençable par ce qui l’entoure, sa conduite peut se réduire à une imitation, ou en tous cas, elle vise de manière exagérée à être reconnue et validée par les autres.

Dans l’introversion est valorisée l’expérience subjective générée par l’autre ou par toute situation à l’extérieur.

Les fonctions introverties se réfèrent constamment à ce qui est vécu intérieurement. La scène intérieure est le point de mire et tout est mesuré, identifié et reconnu en rapport à ce qui a lieu dans la subjectivité de l’individu. D’où la lenteur des réactions, le fait de dire peu, la préférence pour la solitude ou les petits comités.

Les fonctions introverties ont une tendance à l’originalité, voire à la bizarrerie.

John Beebe souligne que l’introversion relie à l’intériorité et l’archétypique. Les fonctions introverties se réfèrent à ces formes « à-priori » qui gisent dedans ; elles sont sans cesse en train de vérifier si l’événement correspond à une compréhension pré-existante et donc archétypique [23] tandis que les fonctions extraverties restent branchées à l’objet, à ce qui se passe à l’extérieur, elles ne s’intériorisent que pour identifier, organiser ou analyser avant d’exprimer ou de se reconnecter avec l’extérieur.

LES FONCTIONS

FONCTIONS RATIONNELLES OU DE JUGEMENT

Pendant ses expériences sur les associations de mots et sa conceptualisation des complexes, Jung avait déjà remarqué deux profils, ceux qui attribuent une valeur subjective aux objets ou événements versus ceux qui abordent les choses de manière plus objective en les nommant, les classifiant et les analysant. Il avait considéré les premiers comme introvertis et les seconds comme extravertis. Ce ne fut que plus tard qu’il allait distinguer ces deux profils autrement, c’est-à-dire comme ceux qui « sentent » les choses par rapport à ceux qui les « pensent ». Toutefois, dans les deux cas, la tâche fait appel à un acte de volition de la part d’un centre de la personnalité consciente capable de raisonner et de juger. D’où leur désignation de fonctions rationnelles.

PENSÉE

Par pensée on se réfère au processus de compréhension, jugement ou discernement, de formation d’idées ou d’opinions vis à vis d’une chose, d’un événement, d’un autre. La pensée produit des conclusions, elle résout des problèmes de manière plutôt abstraite, « la pensée privilégie les processus logiques de définition, de discrimination conceptuelle et de déploiement raisonné des idées. » [24]. Elle organise et synthétise tout en apportant une valeur ajoutée puisque les synthèses produites sont souvent porteuses des implications inédites ou de nouvelles idées; la pensée différenciée est créative et fertile même quand, extravertie, elle ne fait que traiter les idées des autres ou des données générales et facilement observables. Elle produit des formules, des raisonnements logiques, des arguments, des idées et des concepts. Elle inhibe la fonction opposée qui est le sentiment.

LA PENSEE EXTRAVERTIE

Tout en étant un processus « nourri par des sources subjectives » [25], la pensée peut être dédiée à des données ou à des idées venues de l’extérieur ou inversement, provenant de l’univers subjectif. Quand cette faculté est majoritairement exercée pour appréhender des faits, des données ou des idées dont l’origine est externe, on parle d’une pensée extravertie. Elle est extravertie également car le processus aboutit à des conclusions à propos de faits ou d’idées extérieurs.

Plus précisément, la pensée extravertie est tournée vers l’objet qu’elle capte de manière systématique, en définissant, organisant, classant et en arrivant à des conclusions ou à des solutions grâce à la compréhension intellectuelle. Elle exerce sa faculté discernante sur les faits ou données observables et se nourrit d’idées, théories et concepts à propos de n’importe quel objet. Elle est à l’aise avec l’abstrait (les idées) ou le concret (les données), elle aime enseigner, transmettre aux autres, déployer les idées et concepts. Elle favorise ce que l’auteur jungien Joseph Henderson[26] appelle l’attitude sociale – établir, générer un savoir-vivre éthique et fécond – puisqu’elle permet une organisation et une participation efficace et productive à la vie en société.

Au mieux, la pensée extravertie est productive car elle mène « à la découverte de faits ou concepts nouveaux basés sur un matériau empirique disparate » [27]. Elle est créatrice puisque même quand elle ne fait qu’organiser tout un tas de matière empirique pour analyser et synthétiser, elle finit par construire quelque chose de nouveau dans la mesure où cette matière n’avait pas été réunie auparavant ; elle pousse plus loin, fait avancer en termes de conceptualisation.

Toute seule, la pensée extravertie peut être stérile puisqu’elle reformule ce qui était déjà compréhensible ou évident. En outre, des formules logiques peuvent devenir « le principe recteur »[28] pour la personne dont la pensée extravertie est dominante. Ce principe logique qui sera appliqué partout – d’où le don pour organiser et programmer – peut s’avérer rigide ou étroit car il est un pur de la pensée, une pensée qui synthétise et organise grâce au tri et peut difficilement englober la complexité du vivant (par exemple, elle tend facilement à exclure le sensible et l’irrationnel). Un caractère impersonnel se manifeste dans une pensée extravertie livrée à elle-même, car la formule rectrice n’est pas reliée à de sources plus personnelles et subjectives. Le dogmatisme est un autre danger.

Inférieure, la pensée est destructrice. Elle se contente de définitions réductrices ou absurdes, elle dévie la réflexion de l’objet en question. Elle est, comme mentionné ci-dessus, dogmatique et ne donne aucune ouverture.

LA PENSÉE INTROVERTIE 

L’individu qui privilégie la pensée introvertie aime penser par lui-même, capte les idées, les connaissances et les théories de l’extérieur mais les personnalise, trouve ses propres définitions, organise et classifie à sa manière. Il nourrit sa pensée de ses propres idées, il aime apprendre mais doit internaliser et développer par lui-même. L’expérience doit s’avérer conforme à un modèle logique qui recherche une cohérence intérieure. Il ramène ses objets d’étude et ses interrogations au niveau des concepts essentiels, il doit d’abord définir et clarifier les concepts avant de procéder à quoi que ce soit d’autre en termes d’élaboration théorique, tâche préférée de ce type.

Comme sa contrepartie extravertie, la pensée introvertie est capable d’être créatrice d’autant plus qu’elle est directement reliée à l’intériorité du penseur et donc, potentiellement, aux couches archétypiques de la psyché qui peuvent susciter des idées profondes et singulières surtout à propos des mécanismes subjectifs à l’œuvre dans tout processus mental ou théorique. Parmi les attitudes culturelles de Henderson, c’est l’attitude philosophique qui se voit favorisée par cette fonction puisqu’elle vit en quête de vérité par les biais des idées, l’approfondissement de celles-ci (axiomes, corollaires, logique) le tout traité de manière subjective, en se reliant à un processus intellectuel subjectif par excellence.

Si elle est trop unilatérale, c’est à dire insuffisamment aidée par les deux fonctions auxiliaires, elle tombe dans le piège introverti d’un excès de subjectivité, une pensée qui s’adresse à elle-même, qui n’est pas destinée aux autres, le génie solitaire dans son laboratoire. Car la grande difficulté pour ce type se trouve du côté du sentiment; en effet, le penseur introverti possède en quatrième fonction un sentiment extraverti, celui qui veut se connecter aux autres, qui cherche à faire régner harmonie et bonne entente; de plus, son sentiment inférieur est immature, voire primitif, le faisant aimer passionnément sans mesure ni raffinement. En réalité, notre penseur accède à son sentiment extraverti très maladroitement et, honteux, il aura tendance à l’inhiber; il excellera hélas dans l’art des silences gênants, des mots ou plaisanteries déplacés, il passera pour quelqu’un de louche, de froid et/ou de robotique.

 

SENTIMENT

«Une fonction sentiment différenciée est un outil du moi et elle constitue une faculté raffinée, discriminante et rationnelle qui oriente la conscience en établissant des valeurs» [29].

Le mot sentiment ici mérite d’être clarifié dans ce qu’il ne correspond pas du tout à ce qu’on appelle les émotions ni les affects. Par sentiment, Jung tient à désigner une faculté aussi rationnelle que la pensée. Il s’agit d’une manière de comprendre les choses à travers un jugement évaluatif, un processus analogue à l’action, volontaire et qui peut être exigeante en termes de précision, de peser les choses pour établir leur valeur, leur poids que ce soit en termes éthiques, de bien-être, ou d’harmonie avec soi-même et avec les autres.

Dans son article sur la fonction sentiment, James Hillman énumère ce que réalise la fonction sentiment : elle apprécie, met en relation, émet des jugements, connecte, refuse ou rejette, évalue [30]. Et plus loin il ajoute que là où « l’amour unit dans la fusion, le sentiment connecte grâce à la discrimination » [31]. Se dessine une quasi-opposition entre les affects ou émotions qui sont du côté de la passion, et cette fonction qui a son propre logos, une logique de sélection et de discrimination.

SENTIMENT EXTRAVERTI

Si le sentiment est la faculté qui se charge d’évaluer en termes de qualités sensibles telles que bon, beau, juste, agréable, bienfaisant, ou leurs contraires, quand elle est extravertie, cette fonction est en parfaite « harmonie avec les valeurs objectives » ou avec les valeurs sociétales « traditionnellement ou généralement acceptées »[32]. Le sentiment extraverti vise à créer une ambiance générale qui est plaisante et harmonieuse. Des phénomènes comme les modes, les courants ou tendances du moment ont à voir avec cette fonction. Elle est à l’origine des valeurs collectives, des standards, elle permet « une vie sociale harmonieuse » [33] et favorise l’attitude culturelle sociale par excellence, le bon vivre ensemble.

A l’afflux des données sensibles, elle permet de ressentir les états et les humeurs chez l’autre, valorise et veut favoriser les relations harmonieuses et pour cela utilise un sens développé de l’empathie. Cette fonction sait faire régner une bonne ambiance dans laquelle tout le monde se sent bien. Elle génère des choix qui sont conventionnels et tout à fait adaptés aux mœurs de l’époque.

Trop extravertie, elle devient vide de substance puisque le sujet se perd, elle n’est que posture et produit une ambiance qui est bonne seulement en surface.

Inférieure, elle est au mieux intermittente, l’attention aux valeurs en rigueur, aux normes et à ce qui compte pour les autres n’est pas au rdv, ou si cette attention s’active comme par magie, cela devient rapidement excessif.

La pensée pose problème quand le sentiment est la fonction habituelle puisqu’un processus logique ou une analyse pourraient mener à douter d’un choix ou d’une attitude dictée par les valeurs. Inversement, lorsqu’on est en train d’exercer son sentiment, il est difficile de laisser place à un intellect discernant et interrogateur qui éloignerait de la dimension sensible.

SENTIMENT INTROVERTI 

Il évalue et pèse une situation en termes de valeurs mais plutôt que de se référer à des valeurs collectives, l’évaluation fait appel à une échelle tout à fait personnelle et intérieure ; ce processus peut aller jusqu’à comparer la situation compare à un idéal intérieur et archétypique. Cette fonction qui conduit l’individu à une excellente connaissance de ses propres valeurs, établi une échelle, des graduations permettant un jugement de valeur nuancé. Ainsi, elle permet à l’individu de capter le monde à travers ses propres valeurs, et de juger : est-ce bon, juste, bienfaisant, éthique d’après moi ? Si la situation n’est pas « juste », la pensée introvertie peut être impitoyable dans sa critique et sans de compromis.  Elle promeut l’attitude philosophique en permettant évaluation et hiérarchisation des vérités qui doivent être poursuivies, qui en valent la peine.

Indifférenciée, « elle surgit de l’inconscient en ne fournit que peu d’information sur les valeurs mais en criant ‘ceci est la chose la plus importante de ma vie je ne peux pas m’en passer ! » [34]. Dans l’ombre elle peut être anxieuse, boudeuse, rancunière.

Dans son célèbre article sur la fonction sentiment, James Hillman semble nous dire que l’homme moderne en quittant le polythéisme de l’antiquité pour aller vers des religions monothéistes très codifiées est victime d’une extraversion excessive de la fonction sentiment ; les valeurs sont écrites, il s’agit d’y croire et d’adhérer. Cela n’est plus vécu à travers ces porteurs remarquables des valeurs archétypiques, donc universelles et profondément humaines, qui étaient les Dieux. Dans ses mots:

Le polythéisme donnait à la multiplicité des complexes du psychisme une toile de fond pour trouver des valeurs et pour se relier aux nombreux aspects de la vie que nous condamnons avec étroitesse aujourd’hui en tant que pervers, irréligieux, obscènes et inhumains. [Dans le passé] on devait simplement apprécier les demandes de sentiments des différents dieux et trouver un moyen de se relier à cette toile de fond archétypique, tandis que dans une religion de livre avec un code et un catéchisme et un credo, beaucoup de problèmes liés au sentiment sont gérés sans réflexion. (J Hillman)

 

FONCTIONS IRRATIONNELLES OU DE PERCEPTION

SENSATION

La fonction du réel par excellence, elle perçoit par le biais des cinq sens, privilégie le physique, le palpable, les faits observables perçus comme réels. Quand elle est la fonction principale, la totalité (ou presque) de ce qu’elle perçoit est enregistré par le moi conscient ; en effet, une quantité immense de données sensorielles sont emmagasinées et traitées de manière extrêmement agile donnant comme résultat une perception fine et précise des choses concrètes, matérielles, réelles. En contraste, si elle n’est qu’auxiliaire ou inférieure, tout ce qui est capté par les sens ne parvient pas à devenir une perception consciente [35]. Jung décrit cette fonction comme étant « vitale et équipée d’un fort instinct de vie »[36].

Pour un sensoriel, les fonctions dites rationnelles (pensée et sentiment) servent seulement à traiter les faits réels observés ou observables, le concret. La pensée, trop abstraite, ou le sentiment, qui ne s’intéresse qu’au relationnel ou à des interrogations d’ordre éthique considérées elles aussi comme abstraites, génèrent gène, impatience, ou carrément un sentiment d’infériorité car incompréhensibles. Mais la fonction qui est la plus refoulée, celle qui est à l’opposé de la sensation, est l’intuition. En effet, cette autre fonction de perception est celle d’une perception extra-sensorielle et ne peut pas du tout se déployer tant que les sens sont activés et en train de tout capter.

SENSATION EXTRAVERTIE

Extravertie, la sensation valorise et privilégie les objets extérieurs concrets selon l’intensité sensorielle qu’ils provoquent [37]. Elle est par excellence la fonction des réalistes qui estiment être les seuls capables de mesurer le vivant pleinement. Puisque extravertie, l’excellent rapport à la matière, à la réalité du lieu, de l’espace et du temps, permet des pratiques ou activités physiques à un très bon niveau. Très différenciée, la sensation extravertie devient raffinée dans ses gouts et préférences, se décline en grand esthétisme, ou en hédonisme. En effet, l’attitude culturelle qui est favorisée par cette fonction quand elle est principale est celle de l’esthétique, une esthétique qui valorise surtout le cosmétique (cosmos = ordre et harmonie), l’harmonie des formes, couleurs, matières, etc.

Ce qui pose problème ce sont « les conjectures qui vont au-delà du concret à moins que celles-ci intensifient les sensations » [38] et bien sûr, les sensations ne prenant leur source que dans les objets extérieurs, comme pour toutes les fonctions extraverties, ce qui vient de l’intérieur est fortement suspect. La personne qui a une sensation extravertie en fonction principale comprend et vit la vie dans l’enjeu du concret. Elle peine à symboliser et à rester dans l’abstrait, elle veut concrétiser au lieu de sublimer ou spiritualiser. Même la spiritualité sera vécue de manière concrète, dans une sorte d’attitude littérale, au premier degré, plutôt qu’en termes d’une foi étayée dans un savoir intuitif qui sait s’accorder avec le mystérieux, l’insaisissable, ce qui est à la fois perceptible et indéfinissable.

Car la sensation extravertie ne laisse pas la place à l’attitude ‘yeux mi fermés’ nécessaire à l’intuition. Ainsi, les intuitions sont tantôt refoulées, tantôt présentes de manière irruptive, teintées de négativisme et éveillant suspicion, anxiété voire phobies ; des superstitions infantiles peuvent surgir, ou un fanatisme quasi-religieux envers certaines intuitions déguisées en réalités tout à fait objectives et observables.

SENSATION INTROVERTIE

Le réel est intériorisé, cela fonctionne à la façon « d’une plaque photographique hautement sensible » d’après une citation d’Emma Jung dont se rappelle Marie Louise Von Franz [39]. Les cinq sens captent mas cela devient un ensemble d’impressions qui sont traitées à l’intérieur, de manière subjective. Cette sensation s’intéresse certes au concret plutôt qu’à l’abstrait, aime l’examiner, le préciser et n’aime pas le flou, mais puisqu’introvertie, les faits ou données réels sont absorbés et transformés en impressions qui descendent « comme une pierre tombée dans une eau profonde » [40]. Ou, dans les mots de Jung, en « transmet[tant] une image qui ne reproduit pas l’objet mais l’étale sur une surface patinée par l’expérience subjective ancestrale »[41] .

La sensation introvertie connait le corps de l’intérieur, « [elle] vit à l’intérieur du corps et vise à éviter que celui-ci soit surstimulé, surchauffé, épuisé ou affamé » [42].

Elle favorise l’attitude religieuse en exigeant que le vécu religieux soit de l’ordre d’une réalité intérieure, en contraste à une croyance ou à une métaphysique seulement imaginée.

Alors que la pensée et/ou le sentiment peuvent accompagner cette fonction hautement subjective, de manière analogue à sa contrepartie extravertie pour qui l’intuition introvertie reste inconsciente, la sensation introvertie exclu l’intuition (extravertie). L’intuition, ce sixième sens qui capte les tendances et les mouvements qui se dessinent et se laissent entrevoir à travers des images floues ou autres perceptions indéfinissables, restent inaccessibles tant que le sensoriel introverti est activé. Un type sensation introvertie parvient difficilement, ou pas du tout, à symboliser, à associer, à amplifier ou à sublimer et à ne pas tout transformer en sensations concrètes. Il aura des intuitions, mais de manière inattendue et disruptive, des intuitions qui étant doublement liées à sa partie inconsciente, seront porteuses de ses pires démons et terreurs, qui auront tendance à prévoir du négatif ou du persécuteur.

INTUITION

L’autre fonction dite irrationnelle, car purement perceptive, est l’intuition. Elle est moins consciente qu’inconsciente même quand elle est l’outil principal de la personnalité consciente.  Consciemment, elle se présente par « une attitude d’attente, de vision et pénétration ; mais seulement par le résultat subséquent peut-on déterminer combien fut ‘vu’ et combien fut ‘entrevu’ » [43]. L’intuition, fonction de la conscience qui sait vivre en contact avec les symboles, transmet par images, par notions floues, associe une chose à une autre, voit, ou plutôt entrevoit, avec un troisième œil des liens entre les choses ce qui lui permet de sentir et deviner l’avenir. Cela reste flou et vague et se désintègre devant toute tentative de préciser, l’intuition se dissipe si le réel fait irruption. Les images dont il est question sont porteuses de insight (‘vue intérieure’ littéralement) et l’intuition devient par excellence la fonction qui capte les possibilités, les potentialités, ce qui peut advenir ou ce qui est en train d’advenir au-delà du visible ou du palpable.

 

INTUITION EXTRAVERTIE 

L’intuitif extraverti capte l’essence des choses et des personnes, des perceptions qui étonnent par leur perspicacité. La pensée et le sentiment ne seront qu’auxiliaires et servant à organiser et à évaluer ces perceptions non-sensorielles. La sensation quant à elle, devient un réel obstacle et ne peut qu’être refoulée car l’intuitif a besoin de rester plus ou moins débranché du réel pour faire fonctionner ce sixième sens. Cependant, l’intuitif extraverti utilise sa sensation puisqu’il observe les objets externes par ses cinq sens dans un premier temps. L’intuition prend rapidement le dessus puisque ce qui est recherché est de capter une essence plus que des données précises et factuelles, une essence qui sera imagée, qui donnera lieu à des associations, interprétations, généralisations ou amplifications. L’intuitif extraverti « a des sensations, certes, mais il n’est pas guidé par elles en tant que telles ; il s’en sert uniquement comme point de départ pour ses perceptions. [44]»

Ainsi, cette intuition extravertie sait percevoir les tendances et prédire ce que les autres, individuellement ou groupalement vont dire, faire, expérimenter, désirer. Elle entrevoit une multitude de possibilités et potentialités à l’extérieur, chez les autres. Des conclusions inattendues grâce à un processus irrationnel – par association d’idées ou d’images ou par analogies et métaphores – qui consiste à voyager rapidement d’un angle de vue à un autre. Elle peut être vécue par les autres comme intrusive.

A la place de fonction inférieure, elle est le plus souvent absente ; la personne ne capte pas les enjeux invisibles des situations, ne voit pas les symboles et n’arrive pas à symboliser. Elle peut faire irruption de manière excessive et détournée, en pressentant une malveillance chez les autres qui est plus subjective qu’objective ou en prédisant que du malheur. Dans l’ombre, elle est donneuse des leçons et se prend trop au sérieux (exemple, un sensoriel extraverti qui devient soudainement prophétique).

L’intuition extravertie favorise l’attitude esthétique sous forme d’amplification mytho-poétique et symbolique de toute chose perçue comme belle et harmonieuse.

 

INTUITION INTROVERTIE

Elle perçoit les possibilités et potentialités à l’intérieur de l’individu dans sa subjectivité ; elle est directement branchée à la vie intérieure. Cette faculté est celle qui pénètre les secrets et les mystères de l’âme et voyage confortablement dans l’univers intrapsychique de l’homme. Tournée vers les profondeurs de l’âme humaine, l’intuition introvertie à la place de la fonction différenciée fait de l’intuitif quelqu’un qui « connaît les processus lents qui se déploient dans l’inconscient collectif, les variations archétypiques, et il communique à la société » [45] . Les intuitifs introvertis sont des prophètes ou des guérisseurs qui savent nous relier à la dimension symbolique de la vérité humaine la plus profonde et tout naturellement, favorise l’attitude religieuse voire mystique.

L’intuitif introverti peut avoir une bonne pensée et/ou un sentiment capable de l’aider, mais sa sensation reste très problématique. Son rapport aux objets et au monde physique, y compris son propre corps, est déficient et inconscient.  Il lui difficile de concrétiser ses visions et aspirations, il n’est pas patient ni persévérant dans l’action liée au réel.

A la quatrième place (chez un sensoriel) elle produit des intuitions sombres, paranoïaques, apocalyptiques quant à l’avenir. Cela peut générer de la misanthropie puisque teintée de méfiance et d’affects qui feront dire à la personne qu’elle connait l’intérieur de l’homme qui n’est fait que de vices et de noirceur.

 

CONCLUSION

Ce court exposé sur le modèle élargit qui permet une cartographie des huit fonctions pour chaque individu, a comme finalité celle de présenter brièvement le modèle et le cheminent personnel auquel il nous invite.

Pour approfondir la compréhension et percevoir l’ampleur ses enjeux, il serait utile de voir ce modèle appliqué. Établir pour un individu ses quatre fonctions du devant de la scène ainsi que les quatre de l’ombre et voir comment chacune de ces fonctions, selon leur position, s’active sous l’influence des différents archétypes nommés, c’est ce qui rend ce travail vivant.

Clairvoyance et apaisement, entre autres, résultent de la mise en conscience de sa propre typologie et de celle de ses proches. Il devient possible de comprendre ses propres zones de confort et de grand inconfort, ainsi que celles de l’autre. A la longue, la conscience acquise permet l’émergence d’un point de vue conscient, neutre et suffisamment distancé vis-à-vis des différents aspects de sa propre psychologie et celle des autres. Et ce point de vue n’est autre que celui du promis moi individué.

 

NOTES :

[1] (Jung, 1990)

[2] (Beebe, Jungianthlogy Podcast, 2017)

[3] (Jung, 1990) préface de 1937, traduction personnelle

[4] Ibid.

[5] (Beebe, Jungianthlogy Podcast, 2017)

[6] (Jung, 1990) note éditoriale, p. V

[7] (Stein, 1998) p. 32

[8] Ibid

[9] (Jung, 1990) paragr. 556

[10] (Beebe, Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness, 2017) p. 118

[11] (Stein, 1998) p. 79

[12] (Von Franz, 2010) pp. 9-10

[13] (Jung, 1990) paragr. 803

[14] Une excellente présentation de l’archétype que Jung nomme persona chez (Stein, 1998), pp. 111-124

[15] (Jung, 1990) paragr. 803

[16] (Beebe, Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness, 2017) p 119

[17] Ibid. p. 119

[18] Ibid. p. 120

[19] Ibid. p. 119

[20] Pour une description détaillée des attitudes et fonctions en langue française, l’excellent article intitulé « La fonction inférieure » de Marie Louise von Franz dans « Psychothérapie, l’expérience du praticien » (von Franz, 2001)

[21] (Jung, 1990) paragr. 563

[22] (Jung, 1990) paragr. 564

[23] (Beebe, Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness, 2017) p. 42

[24] (Beebe, Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness, 2017) p. 212

[25] (Jung, 1990) paragr. 577

[26] (Henderson, 1984)

[27] (Jung, 1990) paragr. 597

[28] (Jung, 1990) paragr. 585

[29] (Stein, 1998) p. 79

[30] (Hillman, 1986) p. 102

[31] Ibid. p 167

[32] (Jung, 1990) paragr. 595

[33] Ibid.

[34] (Stein, 1998) 79

[35] (Jung, 1990) paragr. 604

[36] Ibid. paragr. 605

[37] Ibid.

[38] (Jung, 1990) paragr. 607

[39] (Von Franz, 2010) p. 34

[40] Ibid.

[41] (Jung, 1990)

[42] (Beebe, Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness, 2017) p. 32

[43] (Jung, 1990) paragr. 366

[44] Ibid. paragr. 611

[45] (Von Franz, 2010) p 41

Bibliographie

Beebe, J. (2017). Energies and Patterns in Psychological Type : The reservoir of Consciousness. New York: Routledge .

Beebe, J. (2017, January). Jungianthlogy Podcast. Retrieved Aout 2020, from C J Jung Institut of Chicago: https://jungchicago.org/blog/a-new-model-of-psychological-types/

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Hillman, J. (1986). The Feeling Function. In J. H. Franz, Lectures on Jung’s Typology (p. 91). Canada : Spring Publications.

Jung, C. G. (1990). Psychological Types, Collected Works, Vol. 6 (Vol. 6). Princeton, New Jersey : Princeton Unversity Press.

Stein, M. (1998). Jung’s Map of the Soul : An Introduction. Peru, Illinois: Open Court Publishing .

Von Franz, M. L. (2001). Psychothérapie, l’expérience du praticien. Paris: Editions DERVY.

Von Franz, M. L. (2010). The Inferior Function. In J. H. Franz, Lectures on Jung’s Typology. Canada: Spring Publications.