Recension du livre Roderick Man, Rompre le sortilège du désenchantement : le mystère, le sens et la métaphysique dans l’œuvre de C. G. Jung, par Liliana Pazienza

 

RECENSION :

– Rompre le sortilège du désenchantement : le mystère, le sens et la métaphysique dans l’œuvre de C. G. Jung –

(En)

de Roderick Main,

Ashville, NC, USA, Chiron Publications, 2022

      Le britannique Roderick Man (PhD), intellectuel et professeur à la faculté d’Études Psychosociales et Psychanalytiques de l’Université d’Essex (RU) ainsi que Directeur du Centre pour l’Étude des Mythes, vient de publier son dernier livre intitulé Rompre le sortilège du désenchantement : le mystère, le sens et la métaphysique dans l’œuvre de C. G. Jung.  Dans cet ouvrage, ce docteur en études religieuses et aujourd’hui spécialiste du concept jungien de synchronicité, aborde la question de la tension existante entre raison et intellect d’une part, et d’autre part, le monde du mystère, du sens et du sacré. Les sciences et la quête de connaissances vérifiables qui caractérisent notre époque moderne, nous dit-il, ont conduit l’homme occidentale à une vision désenchantée du monde et de la vie. De plus, ajoute-t-il, le « désenchantement […] est un enchantement à son tour, une narrative qui exerce une emprise extrêmement puissante, voire étouffante, dans la culture occidentale moderne (p 9) » d’où l’importance d’être ré-enchantés. Au-delà du constat de cet état de désenchantement, l’auteur entrevoit, à travers les avancées de C.G. Jung dont l’individuation, les archétypes et la synchronicité, « un processus de libération de l’enchantement naïf », phase de désenchantement nécessaire qui conduit à un ré-enchantement plus éveilléAvec érudition, et soucieux d’aborder le sujet de manière complexe, M. Man nous livre une étude détaillée en termes philosophiques, voire épistémologiques et religieux, de ce qui est signifié par enchantement, désenchantement ainsi que par véritable enchantement ou ré-enchantement et de comment ces notions prennent forme dans l’œuvre jungienne. Œuvre que l’auteur parcourt depuis les débuts du jeune psychiatre suisse intéressé par le paranormal, et qui tout le long ne refusera pas de fréquenter tout ce qui touche aux mystères de l’existence, jusqu’au développement de ses nombreux concepts et d’une vision holistique de l’homme et du monde.

          Le Dr. Man ouvre sa réflexion en citant les travaux du penseur allemand Max Weber (1864-1920) qui voyait comment la poursuite de connaissances chez ses contemporains dans le milieu académique ne consistait plus en « une recherche de la réalité véritable de l’être, des arts, de la nature, de Dieu […]. Les sciences et leur étude sont désormais régies par le principe du progrès, ce qui implique que les découvertes ont une validité temporaire et sont vouées à être abrogées (p 16). » Cela manifeste, et en même temps aboutit à, une vision effectivement désenchantée, un réel « privé d’un sens inhérent » et dans lequel « plutôt que d’expérimenter [le monde] de manière personnelle, participative, dialectique, nous l’expérimentons de manière impersonnelle, atomistique, avec un sentiment profond de division entre nous et les autres, ainsi qu’entre nous et la nature (p 18). » 

        Division ou sentiment d’aliénation auxquels, d’après notre auteur, C. J. Jung n’a de cesse de s’adresser : « le concept de désenchantement saisit […] l’état culturel, ou du moins la narrative, auquel répond en grande partie l’œuvre de Jung (p 8). » L’individuation par exemple, concept central de la pensée jungienne, peut être comprise d’après M. Man comme « un processus de transformation à partir d’un état enchanté vers un état désenchanté pour aboutir à un état ré-enchanté, avec ce dernier étant pour Jung l’état suprême et décisif (p 32) ». Si l’enchantement initial est compris comme un état de forte identification, une « fusion pré-consciente » entre subjectivité et réalité externe où « tous les aspects du monde semblent animés et se comportent selon l’influence de forces magiques (p 34) », du côté du désenchantement, nous sommes dans une différenciation entre le sujet et le monde qui provoque la perte du magiqueEn effet, le désenchantement initial constitue une libération d’avec la pensée magique, l’animisme ou la participation mystique. Le monde devient « régulé de manière impersonnelle par les lois de la nature et par conséquent indifférent aux désirs humains (p 34). » Ayant quitté l’impérative de survie dans un monde magique, le sujet désenchanté doit retrouver une certaine magie grâce à sa quête de sens et à une vie spirituelle qui « deviennent plus cruciales et plus individualisées (p 35). » En termes alchimiques – l’auteur fait ici allusion à l’intérêt de Jung pour les travaux du philosophe et alchimiste Gerhard Dorn – le processus d’individuation voudrait que l’âme se sépare du corps (donc de l’état initial d’enchantement naïf) pour s’unir avec l’esprit (désenchantement) pour ensuite réanimer le corps sans retourner à la « confusion de l’union naturelle (p 39) » en réalisant la spiritualisation de la matière et la matérialisation de l’esprit (ré-enchantement).

       Ainsi, nous dit Roderick Man, en partant des symboles porteurs de sens jusqu’aux archétypes – instances siégeant dans le domaine dit psychoïde puisqu’elles agissent en tant que facteurs organisateurs d’événements physiques et psychiques – Jung nous initie à une vision qui présuppose l’existence d’une totalité sous-jacente, « un substrat neutre psychophysique de réalité empirique […], l’unus mundus (p 132) ». Ce qui aboutit, entre autres, à la plus porteuse d’enchantement des propositions jungiennes, celle de synchronicité et sur laquelle l’auteur s’attarde. Il décrit comment avec cette notion de coïncidence de faits physiques et psychiques reliés de manière acausale par le sens qu’ils véhiculent, le psychiatre C.G. Jung, en collaboration avec le physicien Wolfgang Pauli, pointent vers une réalité dans laquelle « il existe un sens inhérent au monde, [sens] qui agence non seulement des événements psychiques mais des événements physiques également (p 131). »

         L’idée d’un sens inhérent à la matière, d’un monde pour ainsi dire animé place Jung, d’après l’auteur, parmi les panenthéistes [i] . Tout en reconnaissant que Jung a toujours pris soin de se distinguer des philosophes et des théologiens en se présentant comme un psychologue sans volonté de s’aventurer dans des propositions métaphysiques, Roderick Man reconnait dans la procédure propre à Jung de comprendre les expériences numineuses comme des expressions psychologiques, une manière de démontrer la réalité du métaphysique. En passant en revue des systèmes psychoreligieux tels que le théisme, le panthéisme, le monisme, etc., l’auteur conclut que ce sont les postulats du panenthéisme qui correspondent le mieux à la vision jungienne. Notamment, l’idée d’un Dieu qui n’est pas séparé du cosmos (immanent), un Dieu qui est affecté par le cosmos et d’un Dieu qui transcende le cosmos. L’unus mundus proposé par Jung – dans lequel les symboles véhiculent un sens inhérent au physique et au psychique, un unus mundus qui se dévoile constamment dans des images oniriques ou fantasmées, ou à travers des expériences numineuses et/ou de synchronicité – permet à M. Man d’affirmer que « la psychologie jungienne, bien que seulement de manière implicite, est une instance particulière de pensée panenthéiste moderne (p 147). ».  Une métaphysique d’immanence et de transcendance, « un regard sur le monde comme étant authentiquement mystérieux, intrinsèquement porteur de sens et relié à une réalité spirituelle et divine, et dans lequel science et religion s’avèrent compatibles (p 167). » Il nous est rappelé qu’avec un concept comme celui de synchronicité qui « englobe la conscience critique du désenchantement [afin de] ne pas promouvoir une régression vers l’enchantement naïf (p 92)» dans une perspective où le « ré-enchantement transcende la conscience critique mais de manière à l’inclure (p 50) » typique d’un Jung qui tient toujours à viser l’union des opposés, l’enchantement, le désenchantement et le ré-enchantement deviennent la tâche ardue de tout individu en quête de vérité profonde.

       Ce livre constitue une invitation envoutante et enchantante à entreprendre ce voyage. Dans les mots en préface du professeur Paul Bishop, Roderick Man nous présente le projet de la psychologie analytique comme étant « rien de moins que la renaissance de la culture occidentale ainsi que le réinvestissement de la magie vers une dimension pleine de sens de l’existence (p 3). »

Liliana Pazienza

Février 2023


[i] Mot créé par le philosophe allemand Krause pour exprimer la doctrine qui admet que tout est en Dieu, par opposition au panthéisme, qui admet que tout est Dieu.     Littré, P. Janet, Rev. des Deux-Mondes, 15 nov. 1873, p. 374.

 Bibliographie

MAN, R. (2022). Breaking the Spell of Disenchantment : Mystery, Meaning, and Metaphysics in the Work of C. G. Jung. Asheville, North Carolina, USA: Chiron Publications.